Nocturnes (Arnaud Duvivier raconte)

Publié le par Patrick Germain


C'est pas que j'aime particulièrement la nuit, non, mais à force... Ben, à force, tu finis par te rendre compte que la nuit, tout prend une autre couleur. Et pas seulement les chats. Je ne sais pas comment te dire, mais les choses sont plus simples, la nuit, plus basiques comme ils disent dans le poste.

Entre autres parce que si tu comptes déjà 80 % de gens qui roupillent, tu te dis qu'il ne reste plus guère que 20 % d'emmerdeurs potentiels ; et que sur les 20 %, si t'as sans doute le même pourcentage de trous-de-culs que pendant la journée, t'en a pas le même nombre : c'est mathématique. Si tu ajoutes à ça que la plupart des emmerdeurs honteux font dodo, il ne te reste guère que ceux qui assument. Ben crois-moi ou pas, mais tant qu'à être emmerdé, je préfère encore ceux-la. Au moins, tu sais ce qu'ils veulent et qu'ils ne prétendront pas que c'est pour ton bien.

L'emmerdeur ordinaire aime le confort. Il ne sort la nuit qu'en excursion, histoire d'oublier pendant quelques heures l'odeur de sa niche avant d'y retourner. Tu le repères vite. Il est intenable, avec un art subtil pour aller s'emmancher dans des galères pas possibles qui foutent le bordel dans nos petites conventions lunaires.

Tiens, pas plus tard que la semaine dernière - mardi soir, c'était - j'entends tirer dans le coin de la Chaussée Romaine. Je me dis que le grand Warichaix est de sortie, que le baron Anthoine va craquer des mille et rameuter ses gardes, lesquels vont rameuter les gendarmes qui vont les envoyer bouler parce que le restaurateur Burniaux – qu'est un client du grand Warichaix – vient de les appeler pour des agissements suspects à l'autre bout du canton. Bref, on n'entendra plus un coup de fusil de la nuit, qui n'aura pas été perdue pour tout le monde.

Oui, ben ça, c'était sans compter sur le garagiste Moncin. Oui, oui : celui de Liège, le gros concessionnaire de la marque qui fabriquait les moteurs de panzer au temps des doryphores et des coccinelles.

Parce que figures-toi que cet estèné-la n'a rien trouvé de mieux à foutre que d'aller faire la bête à deux dos dans les bois de la Chaussée Romaine avec une femme qui n'est pas la sienne et que le commandant de la Gendarmerie de Gilloigne croyait en train de suivre une formation en médecine douce au château de Flanzelle. C'est vrai que pour le côté médecine douce elle n'avait pas raconté des craques. Enfin bon, bref, voilà l'as du démarreur et la reine du magnétisme en train de s'envoyer en l'air dans un coupe-feu.

Le problème, c'est que l'herbe du coupe-feu est haute, que la voiture est aussi noire que la terre du talus, que le grand Warichaix est en contrebas et qu'un brocart qui n'a pas lu son horoscope passe entre lui et la limousine. Mais Warichaix non plus, n'a pas lu l'almanach de Mathieu Laensbergh avant de sortir.

Sinon il aurait su que la voiture, en se mettant à crier et à bouger toute seule, allait faire décamper le chevreuil un poil de seconde trop tard pour corriger les données balistiques. Et comme il n'y a rien de plus con qu'une balle éjectée du canon d'un fusil avec une charge de poudre au cul, je ne te dis pas l'orgasme de la limousine quand le spermatozoïde de 7,62 lui a traversé la portière conducteur avant d'aller mourir dans le capitonnage du toit, juste à la verticale de Grande-brute et de Qu'est-ce-que-t'es-bonne !

Warichaix n'a eu la trouille de sa vie que deux secondes. Mais des longues. Parce que quand il a entendu les deux autres hurler à Norbert (c'est le prénom du commandant de brigade de Gilloigne) qu'il ne fasse pas de bêtises au moment ou les gardes, qui n'étaient pas loin, ont illuminé le champ de bataille avec les spots de leur jeep, il a foutu le camp avant qu'on lui colle une usurpation d'identité sur le râble, en plus. Trois jours après, quand il m'a raconté ça, il en pleurait encore. De rire.

Les gendarmes de permanence, eux, s'ils avaient envie de rire ils ont du bien le cacher. Parce que Clément, le chef des gardes, ben l'a rien voulu entendre : “ Faut constater „, qu'il a dit.

Rien à voir avec une poussée de pudibonderie, hein. Manquerait plus que celle-la... Non : plutôt un air de vengeance, rapport à une conduite en état d'ivresse que le désormais officiellement cocu lui avait inscrite au carnet de saillies deux ans plus tôt. C'est petit, sans aucun doute, mais il y a des endroits où on appelle ça des “ dégâts collatéraux „ avant de passer à autre chose.

Bref, on peut dire qu'il y a eu du mouvement cette nuit-la, et pendant une bonne quinzaine de jours ensuite, sur tout le canton. Je ne vais pas passer mon temps à te donner les détails, mais ce qu'il y a de sur c'est que pendant ce temps-la on se serait cru un quinze août à Banneux tellement il est passé des pèlerins pour trente-six-mille plus ou moins bonnes raisons. Un pinacle, valet !

Ouais. Mais ça veut dire que pour aller poser mes bricoles et saluer les pondeuses du grand Fernand avant de passer comme chaque soir chez Annette – qui n'est pas encore divorcée – faire des chatouilles au p'tit lapin : tintin ! Bon, les bricoles et les oeufs, c'est surtout pour le sport, je suis bien d'accord. Mais Annette, mildjû, ça c'est une autre affaire. Je ne suis pas grossiste en ferraille de luxe, moi, hein : je n'abandonne pas le navire en pleine tempête ! Parce que tu comprends bien que le Moncin, lui, une fois rhabillé...

Et puis il y a autre chose qui est bien embêtant : Warichaix. Non, tu t'imagines bien qu'il n'a rien laissé traîner derrière lui, et qu'il a fait clair avant que les Experts débarquent de Manhattan. T'es d'où, toi ? Non, le problème, vois-tu, c'est qu'on va devoir se passer de gibier pendant un mois ou deux, avec tout ça.

Rien à faire : quand les emmerdeurs ordinaires sortent la nuit on finit par y voir comme en plein jour et ça, ben t'auras beau dire tout ce que tu veux, c'est pas raisonnable. Du tout.

Publié dans Nouvelles

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G
<br /> Un éditeur... ça fait deux ans que je dois rendre un guide champi à un éditeur de Québec mais il manque toujours quelques photos de spécimens. Pas facile de tout photographier de manière<br /> satisfaisante en deux saisons.... il est patient !<br /> <br /> <br />
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G
<br /> Je la connaissais déjà celle-là, un privilège quoi...<br /> <br /> <br />
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P
<br /> Gentil, ça :-) Oui, en son temps je t'ai adressé le manuscrit de "Jean Messagerie - Nouvelles d'Ardenne" - cherche éditeur, des fois que... éditeur, hein, pas imprimeur-arnaqueur... - que j'ai un<br /> peu augmenté depuis.<br /> <br /> <br />